Les critiques d'Elie Ramanankavana : Jean Joseph Rabearivelo, Une Biographie
15 juillet 2023 // Littérature // 848 vues // Nc : 162

Claire Riffard signe une fois encore un ouvrage sur Rabearivelo. Cette fois-ci, il s'agit d'une biographie exhaustive du plus célèbre des illustres poètes de la Grande Île. Paru aux éditions CNRS en 2022, l'ouvrage a dernièrement fait l'objet d'une présentation officielle à l'Institut Français de Madagascar. Il s'agit, d'un livre, qui en 343 pages, nous donnent à avoir les multiples facettes du prince des poètes, de ces terres en puisant dans toutes les ressources disponibles à l'heure actuelle sur ses œuvres, sa vie ainsi que sa correspondance.

Un livre où le poète se fait homme et où l'homme n'est que poète

Dès les premières pages de l'ouvrage, une question hante l'esprit du lecteur. Quel est l'intérêt d'une autre œuvre sur Rabearivelo ? N'a-t-on pas épuisé le poète, sa vie et son œuvre ? 
Les récentes parutions sur cet emblème de la littérature malgache, entre autres les œuvres complètes en deux tomes des éditions CNRS, avec Les Calepins Bleus (CB) en premier Opus, en 2010 et en 2012, le particulièrement remarquable La double Culture de Jean-Joseph Rabearivelo. Entre Latins et Scytches de Gavin Bowd, paru aux éditions L'Harmattan, en 2017, ou encore L'Oragé de Donna Loup qui sera traduit par Johary Ravalison, ne sont-elles pas encore suffisantes ?
Ou serait-ce pure obsession et vain acharnement à ressasser ainsi l'existence déjà tannée de ce poète trop tôt trépassé ?Au cours de la lecture, ces réserves tombent bien vite. Dans les lignes de l'ouvrage de Claire Riffard s’opère une réunion des plus opportunes : L'homme et son œuvre, l'humain et le poète sont de nouveau fusionnés. Ici, ni l'un ni l'autre n'est laissé pour compte.

Les écrits éclairent le vécu et le vécu décrypte bien souvent le mystère des écrits. Telle est la principale qualité de cette œuvre, une qualité qui pallie l’insuffisance ou la partialité de celles qui la précèdent. En effet, l'auteur boit aux doubles sources des œuvres complètes, la poésie, les articles, les critiques, les pièces de théâtres, les œuvres du diariste, elle se nourrit de toutes les recherches déjà faites, de l'ensemble des archives directes ou indirectes, pour élaborer une œuvre palliant les manquements de toutes celles parues. En effet, Jean Joseph Rabearivelo, Une Biographie, réussit, dans une langue aisée, bien loin du jargon des chercheurs que l'auteure, pourtant, à retracer la genèse et le devenir de l’œuvre en parallèle avec les tribulations d'une vie d'artiste au cœur de la ville des milles sous occupation Française (1903-1937).

Des révélations remarquables sur  Rabearivelo
Claire Riffard nous emmène dans l'amas de documents que Rabearivelo a fort heureusement laissé derrière lui. Si lire le millier de pages des CB vous effarouche, le présent ouvrage fait le travail pour vous en harmonisant le contenu en un texte lisible. Ainsi les informations tout autant importantes les unes que les autres s’enchaînent en n'oubliant pas de rappeler le d'ores et déjà répandu chez les inconditionnels du poète.

Sans nul doute, la plus intéressante des découvertes dans cet ouvrage est celle du père de Rabearivelo en ce qu'elle brise une rumeur tenace. Les bruits ont en effet couru, et court encore, que le père de Rabearivelo est un « andevo ». Cette origine peu reluisante du géniteur constitue, selon les dires des mauvaises langues, la raison principale de la dissimulation du nom du père du poète. La chercheuse Claire Riffard dément :

« Quant au père de Rabearivelo, officiellement inconnu pour l'état-civil puisqu'il n'a pas reconnu son fils, il n'est pas pour autant anonyme ; nous savons aujourd'hui qu'il s'agit du Dr Rakotomalala, frère du célèbre pasteur Ravelojaona. Autant dire qu'il s'agit là encore d'une illustre famille. Elle est d'ailleurs, elle aussi issue du lignage Zanadralambo d'Ambatofotsy. » (P.24).

Une révélation également importante fait un lien étrange entre Rabearivelo et la Franc Maçonnerie de Madagascar. Le contexte est de cette découverte constitue lui-même une bizarrerie. De l'enlèvement d'un enfant en 1931, sont présumés coupables les nommés Rabetrano et Ramanantsoa qui sont lynchés à mort par la foule. Le premier réussi à se sauver et « d'après le journaliste [Emmanuel Razafindrako, proche de Jean Ralaimongo], Rabearivelo se serait rendu chez Rabetrano, le rescapé du lynchage, pour le menacer de représailles s'il impliquait dans son témoignage la franc-maçonnerie de Tananarive. (…) On notera que plusieurs des amis proches de Raberivelo étaient membre du Grand Orient » (P.211). Un détail anodin, presque une mystification et pourtant, cela ouvre des possibles et rend l'ouvrage croustillant à souhait.

On apprend aussi que Rabearivelo a probablement lu Nietzsche et qu'en même temps il a traversé Madagascar du nord au sud. On sait qu'il a été à Tamatave, mais dans un passage fort intéressant, le poète se retrouve coincé au beau milieu du paysage désertique du sud, alors qu'il se dirige vers Mananjary. Là, au beau milieu de nulle part, il est pris dans une sorte de transe où il évoque le personnage principal de l'un des ouvrages les plus considérables de la philosophie occidentale : « des mots et des mots se faufilaient sur la commissure de mes lèvres ; un, entre autres, qui me hante encore : le nom de Zarathoustra... » (P.22O, tiré des CB). Quelle importance cela peut revêtir ? Celle de révéler, si l'hypothèse est confirmée, à quel point les conceptions morales et religieuses du poète doivent être des plus intéressantes en faisant coexister deux visions diamétralement opposées du monde celle de la « philosophie malgache » et celle de l'occident. Dans le cas contraire où il ne s'agisse que du personnage mythique, cela demeure tout aussi intéressant.

Rabearivelo celui qui brise l’insularité
Dans cette œuvre de Claire Riffard, les correspondances de JJR tiennent une place primordiale. On y découvre les liens tissés par le poète avec les plus grandes personnalités littéraires de son temps. Parmi ceux avec lesquels il entreprendra une relation épistolaire soutenue, on retrouve René Maran, qui en 1921 devient le premier écrivain noir couronné du prestigieux prix Goncourt. Ce dernier, dont le roman intitulé Batuala a inspiré le roman historique Aube Rouge deRabearivelo, écrira même un hommage au poète de l'Île Rouge en août 1937.

JJR compte également parmi ses interlocuteurs épistolaires le poète mexicain Alfonso Reyes. Féru de langue espagnole, le poète malgache entre en relation avec ce dernier qui alors est ambassadeur du Mexique au brésil. Le 15 mars 1933, Rabearivelo lui écrit une jolie lettre à laquelle est jointe une photo de lui, vieilli cette fois par la maladie.

Une des épisodes les plus intéressantes de cette biographie consiste en un chapitre entier dédié aux liens entre l'une des plus célèbres personnalités du monde dans les années 20 et 30 et JJR. Dénommée Nancy Cunnard, il s'agit d'une riche héritière à l'esprit extrêmement libre avec des mœurs quelque peu sulfureuses, connue entre autres comme l'amante d'Aragon un temps et comme muse de Man Ray. Elle est mise en relation avec Rabearivelo par le truchement du romancier américain d'origine Jamaïcaine Claude McKay. Cela aboutit à la participation du hova à Negro Anthology, un ouvrage dédié à la culture noire. Cerise sur le gâteau, c'est Samuel Beckett lui-même   qui traduira en anglais le texte du poète malgache.

C'est par l'intermédiaire de ces relations avec le monde au-delà des mers, que Claire Riffard arrive à nous montrer combien Rabearivelo ne s'est pas résigné à sa condition insulaire. Lettres après lettres,  il brise le destin. S'il n'a jamais pu traverser les océans pour fouler l'ailleurs dont il a tant et tant rêvé, son esprit a couvert la terre entière. Ainsi, il brise la territorialité de sa condition et devient un témoin de premier ordre de son temps. Il sera même publié dans des revues disséminées ici et ailleurs à cette époque déjà.

Le suicide du poète non pas éludé, mais confronté
Il ne s'agit nullement dans cet ouvrage de redorer le blason du poète en biaisant les données historiques, mais plutôt de confronter les vues multiples pour éclairer les faits marquants de la vie du poète, et parmi cela, son suicide. Effectivement, trop résumé à cet acte, toute la vie de Rabearivelo a quelque peu été encagée dans le carcan du poète maudit. Pourtant, et je cite Camus, « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste (...) vient ensuite » (Le mythe de Sisyphe, Folio Essais, P.17). Rabearivelo a été confronté à ce problème de la nuit noire de l'âme et c'est dans un calme bouleversant, qu'il met fin à sa vie en avalant 10 grammes de cyanure de potassium. La raison restera un mystère, mais la misère financière y est pour beaucoup. « Ce n'est pas la misère, mais le dénuement complet. Il ne savait pas toujours le soir s'il mangerait le lendemain. (…) Les derniers jours de sa vie ont été particulièrement dramatiques » selon Gabriel Razafintsambaina. Pourtant, résumer son suicide au manque d'argent, ce serait faire de lui le philistin qu'il n'était pas, lui qui se désignait comme un poète « indifférent à cette chose monstrueuse : LA MATIÈRE.».

C'est à Jean Amrouche que reviendra sans aucun doute le mérite d'avoir décrypté cet acte avec la justesse de ceux-là qui sont complices du silence : « La signification de son rôle lui demeura obscure jusqu'à la fin. Elle nous apparaît au contraire, après vingt ans, dans l'évidence d'un destin achevé, tel qu'on ne peut imaginer qu'il ait pu être différent, à moins d'en changer les données, c'est à dire de modifier l'ordre du monde. » (P.330).

Un ouvrage à acquérir absolument
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Une critique à écrire. Sur toi encore.
On est le 17 juin, dehors souffle un vent d'hiver. J'ai un poème en cours dans mon carnet et je pense à ce spectre qui hante tous ceux d'ici dont la vie tient au bout d'une plume. Étoile parmi les étoiles, tu quittas la terre en ce même mois où le froid recouvre Iarivo de son voile. Dans une semaine exactement, cela fera 86 ans que tu nous as quittés. En lisant ta biographie, je réalise que tu avais raison, tu fascines. Heureusement, car en toi, se cristallise toute l'histoire de la littérature malgache. Tu es le flambeau au-dessus de la nuée pour guider le pèlerin vers les lettres écarlates. Voilà pourquoi posséder cette biographie est importante. Il éclaire tout un pan de notre histoire littéraire dont tu es, Rabe, une pièce maîtresse.

Jean Joseph Rabearivelo, Une Biographie
Une torche aux multiples lueurs sur la vie d’une étoile de toujours

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