Père de la littérature contemporaine congolaise voire même africaine, Tchicaya U Tam'si est né au début des années 30. Sa poésie marquera à jamais les esprits par sa fraîcheur et sa brutalité, prenant la tangente vis à vis de la négritude alors mouvement dominant toute la zone. À côté, son œuvre romanesque est tout aussi immense. Là se développe un style nourri d'une véritable ambition littéraire faisant acte de mémoire. Partant du tome II des œuvres complètes de Tchicaya U Tam'si paru chez Gallimard dans la collection Continents Noirs en 2015 (958 Pages), il s'agit ici d'un écho multiple, pour ouvrir les horizons de la Grande Île aux lettres sans frontière d'un auteur à dimension universelle.
Roman des augures, ambition et style
La première chose qui saute aux yeux du lecteur à la lecture de la trilogie romanesque utamsienne c'est le cheminement même de la sémantique, entendez par là le sens. Si dans le roman classique ce sens va d'un point A à un point B, ici, il est éclaté volontiers, éparpillé ou encore texturé. Ses eaux ne coulent pas comme fleuve. Elles se dispersent en ruisseaux qui débordent l'esprit du lecteur d'images par vague d'émotions. Discrètement d'abord dans Les Cancréalats, violemment dans Les Méduses et en toute légèreté dans Les phalènes, cette manière de danser le sens traverse l’œuvre de bout en bout
sur un rythme que l'auteur lui-même reconnaît comme une vieille rumba congolaise. Il s'agit là d'un motif général, cependant il n'est jamais le même dans chacun des trois ouvrages qui composent cette trilogie. Réinventé par Tchicaya U Tam'si, son style aux innombrables facettes témoigne de la vitalité sans frein d'un écrivain démesuré.
Sans vouloir enfermer Tchicaya U Tam'si dans une identité illusoire et fallacieuse, force est de constater que l'auteur se détourne exprès de l'exigence de linéarité du roman occidental classique en adoptant une structure plus chaotique, ce qui n'est pas sans rappeler à bien des égards la circonvolution et la polyphonie du parlé africain. En parallèle, que ce soit Les Cancrelats, Les Méduses ou Les phalènes, l'auteur use d'un bestiaire comme d'une augure planant sur l'histoire et la résumant en quelque sorte, ce qui correspond parfaitement à la manière dont l'Africain voit le monde. Un univers riche de signes et de symboles qui parlent à l'homme de son destin dans une langue métaphorique. Dans Les Cancrelats, ce cafard que voit Sophie tenir tête à une poule c'est son frère Prosper qui refuse de se plier devant l'homme blanc mais qui reste à jamais un insignifiant cafard. Dans Les Méduses ce sont ces petites bêtes translucides qui piquent sans être vues, comme la rumeur mortelle constituant toute l'intrigue de ce roman. Enfin, dans Les phalènes, tout comme le papillon de nuit inexorablement attiré par la lumière qui n'aura de cesse de le brûler, Prosper, le personnage principal, tombe dans le piège qu'on lui tend, malgré les avertissements de Sophie, sa soeur et d'Aimée Volange, sa maîtresse.
Sale tête de nègre, voici ma tête congolaise
Si Tchicaya U Tam'si relocalise le cheminement de la langue romanesque, il le fait non pas au nom d'une Afrique, comme toute la négritude, mais au nom du Congo et même en son nom propre, comme un individu à part entière. Avec son « Sale tête de nègre/Voici ma tête congolaise » devenu œuvre romanesque, il fait révolution. Avec U Tam'si, le roman n'est plus une carte postale ou une carte d'identité africaine. Témoin de l'existence même d'une subjectivité qui perçoit le monde et le construit artistement, l’œuvre n'est pas là pour faire jolie, elle s'élève en véritable nécessité. Ce qui constitue une vive déclaration d'humanité. Lui, l’écrivain, ne se mesure plus sur une échelle établie par l'occident. D'ailleurs, Tchicaya U Tam'si ne tombe jamais dans l'écueil de dire vous Français, vous Belges, vous autres, êtes l'unique cause de nos malheurs, en consacrant ainsi l'irresponsabilité d'un peuple immature. Dans son roman, au contraire, on retrouve le Congo porteur d'un choix, celui des Congolais qui ont construit l'état actuel de leur pays. Tout cela en restant strictement poète et romancier, car sans expliquer l'auteur montre, met en scène, en somme il raconte sans s'encombrer de démonstrations inutiles.
Publiant ces romans dans les années 80, Tchicaya U Tam'si échappe déjà à l'exotisme combien qui demeure encore aujourd'hui épidémique. Et plus on avance dans cette trilogie romanesque plus on sent l'auteur se détacher de la volonté de représenter une certaine culture. Il va même critiquer ouvertement cette manière d'enfermer le nègre dans sa « sauvagerie ». Il dit ainsi dans un passage « L'égalité, la fraternité... la liberté... vous êtes... vous devez être libres d'être ce que vous êtes... - Des sauvages ? » (P.788). Ce qui souligne et critique le point de vue colonial sur la culture africaine, celle d'une culture folklorique dans laquelle pourtant aujourd'hui encore beaucoup d'artistes et écrivains issus de peuples colonisés, comme nous Malgaches, portent comme un standard de beauté et reproduisent à l'infini.
La possibilité d'un roman autrement
Ce que l'on constate dans cette trilogie, c'est la capacité de l'auteur à réinventer le roman. Ce grand écrivain du siècle dernier, ce Tchicaya U Tam'si, souligne et célèbre la créativité pour dire ceci : une histoire qui n'a jamais était racontée exige que l'écrivain trouve une langue nouvelle, une structure différente. Car une histoire ce n'est pas uniquement le récit, c'est un tout. Le message, plus que dans la moralité, est dans l'altération de la conscience du lecteur. L'autre ne disait-il pas que l'écrivain est ingénieur des consciences ? Moi je dirais plutôt artiste de la langue.
C'est à dire un homme suffisamment libre pour créer un monde neuf reposant sur ses propres standards, sa propre subjectivité.Tout cela ricoche sur notre dernier numéro consacré à l'avant-garde, car oui c'est bien de cela qu'il s'agit, de mettre en exergue tout ce que l'on peut faire, pour dire au lecteur, à l'aspirant écrivain, que la littérature est large.
Une invitation donc à ne pas trembler de l'étendue du champ littéraire mais à assumer pleinement sa dimension et enfin l'explorer comme un terrain de jeux infini.
Tchicaya U Tam’si, ou l’ambition de réinventer le roman