Pourquoi la poésie ? Une problématique large qui fait étrangement écho à une réalité malgache où l'essentiel demeure le ventre. Pourquoi en effet aujourd'hui lire encore de la poésie, quand le temps est à l'urgence de sauver un monde en ruine ? Pourquoi lire un vers, une prose bien tournée, un poème mystique, passionné, un cri du fond du cœur destiné à caresser les âmes, quand l'âme elle-même a été mise au pilori par la faim? C'est à ces questions que répond La poésie sauvera le monde de Denis Lavant dont Jean-Pierre Siméon a fait une lecture combien tragique et touchante.
La poésie comme révolte face à un monde clos
L'affirmation « le monde est clos », détrompez-vous, s'applique bien à ce monde-ci qu'est le vôtre et le mien. Un monde où tout est connu, où plus une parcelle ne reste à explorer, où la technologie a réponse à tout. Un monde défini par les experts, maîtrisés par les ingénieurs, et capturé par les appareils photos. Un monde à dimension unique délimitée par les paragraphes Google et articles Wikipédia. Un monde tellement petit qu'il tient dans la main. Car le monde n'est plus le monde, le monde est désormais cette image purgée de ses aspérités, publiée par un tel influenceur déclarant par sa photo, sa vidéo, « ainsi va du monde ». Une formulation simple à outrance, prémâchée, bref, pauvre. Démunie comme le langage appauvri du bougre à la belle gueule qui la prêche, elle définit un réel livré en bloc, sans profondeur ni même surface. Un « tiens, voilà ce qui est » résumé, rabâché, raccourci par l'information continue où le journalisme lui-même a été synthétisé, purgé de toute analyse, esclave qu'il est de la célérité d'un monde à mille à l'heure, et où la poésie n'a plus sa place.
Pourtant, c'est bien dans ce monde-là que la poésie devient nécessaire, voire même vitale. Car « la poésie illimite le réel. Elle rend justice à sa profondeur, à la prolifération infinie des sens qu'il recèle » 1 . En cela la poésie est dissidente, rebelle à outrance, car elle éclate devant tous l'étendue qui a été rongée et rangée, mise au placard car dérangeante.
La poésie est le plus grand « oui » jamais crié. Elle est ce « oui » à la saveur complexe, « aux mers à l'envers », « aux oranges bleus ». En cela elle est un « NON». Non au communiqué officiel et non à une vision unique du monde. C'est un non à la « mort de la conscience » 2 par la lame tranchante du « triomphe de l'info en continu» 3 .
Car telle est « la grande supercherie de nos démocraties, elles tiennent le citoyen informé comme jamais mais dans une langue close qui annihilant en elle la fonction imaginante ne lui donne accès qu'à un réel sans profondeur, un aplat du réel, un mensonge. C'est le règne d'une logorrhée qui noie le poisson du sens. » 4
La poésie comme antithèse du discours identitaire
L'identité est définition d'abord, car c'est l'individu, le pays, le groupe qui dit « voilà ce que nous sommes », avec en toile de fond un « voilà ce que nous ne sommes pas » murmuré avec fracas. C'est ainsi une exclusion et une fixation. Deux mouvements qui annihilent l'humain. L'humain comme communauté, comme essence partagée, comme fibre qui fait lien entre nous tous, ceux d'ici comme ceux d'ailleurs. Ce mouvant perpétuel. Cet être qui est à la fois ce qu'il est et ce qu'il n'est pas.
En somme, la poésie est un langage qui parle l'homme en parlant de l'homme à l'homme. « Voilà pourquoi chacun peut reconnaître une part de son expérience existentielle dans un ghazel 5 , un haïku 6, un pantoum, un sonnet. Tout poème est un concentré d'humanité qui révèle à chacun son altérité. » 7. Peu importe d'où vient le poème, s'il est bon il émeut. Et en cela, toute poésie ridiculise le discours identitaire. Voilà pourquoi, dans un pays comme Madagascar, qui porte ce discours comme une prière, la poésie est l'arme la plus dangereuse collée sur la tempe du borné. Par sa seule existence, la poésie récuse toute position nationaliste.
Tout cela, sans avoir un instant à verser le sang. Il lui suffit d'exister. Sa seule existence est une preuve. Ainsi « plus une société est antipoétique, plus la poésie devient l'argument théorique majeure de sa contestation ».
Au final, lire, écrire de la poésie c'est un acte de liberté intransigeante, un acte de liberté folle, faisant incendie de toutes les chaînes. Aujourd'hui, dans les pays comme le nôtre, qui vire à la dictature sans le dire, qui croit fermement à la supériorité de ses origines hypothétiques, rien n'est plus important que de faire de la poésie « car elle s'objecte à toute pensée arrêtée, à l'insolence de toute certitude, au figement des dogmes, aux absolutismes et fanatismes subséquents. Elle est le gage d'une liberté insolvable » 8.
Les critiques d'Elie Ramanankavana
Poète / Curateur d'Art / Critique d'art et de littérature/Journaliste.
1 : La poésie sauvera le monde, Denis Lavant, lu par Jean-Pierre Siméon.
2 : Ibid
3 : Ibid
4 : Ibid
5 : Forme de poésie moderne d'origine arabe
6 : Forme de poésie japonaise
7 : La poésie sauvera le monde, Denis Lavant, lu par Jean-Pierre Siméon
8 : Ibid