Les critiques d'Elie Ramanankavana : L’Urgence de la littérature africaine
9 septembre 2023 // Littérature // 964 vues // Nc : 164

S'il y a une chose regrettable dont il faut parler, c'est cette méconnaissance de la littérature africaine dans la Grande Île. Certes, la littérature malgache fait peine à voir, mais la littérature africaine est encore plus mal. Même dans les bonnes librairies de la ville, il est presque impossible de trouver les classiques de la littérature du continent. René Maran, Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tamsi ou encore Ahmadou Kourouma sont absents des écoles, des bibliothèques et de tous les lieux dédiés aux livres. Le seul établissement où trouver cette littérature, c'est la médiathèque de l'Institut Français de Madagascar. Pourtant, prendre connaissance de cette littérature est un impératif. Alors que nombreux sont les œuvres dont on pourrait parler, je voudrais évoquer deux qui illustrent justement mes propos : Le Feu des origines d'Emmanuel Dongala (Editions Motifs, 327 pages) et L'anté-peuple de Sony Labou Tansi (Editions Seuil, 191 pages). Deux romans qui ont obtenu le Grand prix littéraire du continent africain.

Une littérature soulignant l'unicité de la réalité africaine
Dans Le Feu des origines, Emmanuel Dongala raconte l'histoire d'un antihéros, au destin raté si destin il y a, sous la forme d'un récit à mi-chemin entre le roman et le conte philosophique. Au bout de quelques pages seulement, le parallèle entre la société dont parle l'auteur et la nôtre saute aux yeux. Makunku, le personnage principal, est né avant la venue de l'homme blanc, il a connu l’Afrique vierge de toute empreinte occidentale. Il a connu cet âge d'or hypothétique d'une culture originelle, où tout le bien est dû aux ancêtres.  Une société dans laquelle il fait figure de rebelle. Et sa rébellion ne peut que faire écho dans les oreilles du Malgache.

« Mankunku triomphait, pas une seule fois, il n'avait fait appel à l'esprit des ancêtres pour obtenir la guérison du vieux Lukeni. Il était maintenant persuadé que seul importait le médicament que l'on donnait au malade ; les ancêtres et les cadeaux qu'on leur faisait jouaient un rôle beaucoup moins important qu'on ne le croyait. » (P.64)

Mankunku va subir, lui et son village, le choc frontalier avec l'Europe. Il survivra aux affres de la conquête de l'Afrique par le vieux continent et ses hommes. Il travaillera pour le chemin de fer, perdra ses proches, sera sacré héros, pour être oublié, mis à la marge et enfin dépassé. Dépassé par le monde contemporain, lui qui hier était à la pointe de la modernité.

« Mankunku ne pouvait se faire  à l'idée que les ancêtres étaient enterrés et bien enterrés, et qu'ils n'étaient plus les magistères de ce nouveau monde technocratique. Il voyait son âme nue, sans rien sur quoi s'appuyer. Ces jeunes gens pouvaient vivre avec rien, avec le néant, lui, il ne le pouvait pas », déclare le narrateur alors que le roman est sur le point de s'achever.

Cette tension, entre tradition et modernité d'un monde filant à mille à l'heure, est partagée par tous sur le continent. Comment vivre aujourd'hui quand le passé coule dans nos veines, quand toutes les mœurs sont à la fois vidées sauvagement et hantées par des valeurs séculaires ? Cette problématique essentielle fait de l'œuvre signée Emanuel Dongala une preuve tangible qu'ici ou là-bas, l'Afrique partage une réalité unique malgré les particularités de chaque peuple.

Pour l'innovation en littérature
Sony Labou Tansi est l'un de ces auteurs qui ont marqué à jamais de leurs empreintes la littérature africaine. Avec L'Anté-peuple, œuvre parue en 1983, après le mythique La vie et demie, l'auteur fait preuve d'une écriture sans concession, cette écriture neuve  donnant naissance à ce que les experts baptiseront l'écriture turbulente. En véritable artiste, l'homme raconte dans cette œuvre au style inimitable l'histoire de Dadou. Dadou, un directeur d’école qui, pour avoir  persisté dans la vertu, a fini en marge de la société quand Yavelde, la jeune fille qu'il aura repoussée pour sa femme l'accusera d’être à l'origine de sa mort alors qu'elle s'est en fait suicidée. Si l'histoire témoigne d'une réalité âpre où règne la corruption toujours la même dans toute l'Afrique, le livre est surtout une œuvre de style. Et alors que Dadou est en prison pour un crime qu'il n'a  pas commis, Yealdare l'ainée de Yavelde s'écrit :

« Ici, oui, ici, elle le savait très bien : vivre, c'est déjà faire montre de génie. Hurler, comme elle l'avait fait avec son père, gueuler, survolter sa viande, la malmener, ou bien se laisser piétiner, devenir la pâte. Dadou était tombé. Toute la ville marchait sur lui. Le temps aussi. La vie marchait sur lui. Le Soleil. La terre. De la viande. Tout. »(P.93)

Qu'est-ce donc que ce paragraphe ? Une œuvre de style seulement. Le verbe laissé libre pour se briser, se fracturer sur tout l'étendu de la réalité pour dire ce qui ne peut être dit, pour mettre en mot les plaies. Et c'est terrible, terrible jusqu'à se laisser envahir par la grossièreté, « la merde », « la mocherie »,  comme l'auteur le dit si bien, mais sans pour autant nuire à la beauté de l'œuvre.  Une lettre de Lola, la femme de Dadou témoigne de tout ce que roman peut avoir de sublime : « J'ai grandi jusqu'à toi, jusque dans nos jambes, et, coincée dans nos baisers, je regarde, je contemple la mise au monde d'un délicieux délit. Je suis caillouteuse, pierreuse, rocailleuse de notre vieille présence. Mais les mots – on dirait qu'il n'y a plus rien sous les mots. Comme sous toutes choses d'ailleurs ». (P112)

Toute l'œuvre tient sur cette tension entre l'horreur et la grande beauté. Ici, l'horrible condition humaine en Afrique est portée par un style d’écriture d'une singularité raffinée, brutale, incisive. L'Anté-peuple, c'est un coup de poing et Sony, son auteur, un véritable boxeur. Très vite, en lisant les œuvres de cet écrivain sans pareil, l'influence qu'il a exercée sur toute la littérature africaine contemporaine saute aux yeux. Tout est là, de Jean Luc Raharimanana à Makenzy Orcel.

Lire ici et non ailleurs
Le Malgache semble lire de plus en plus. Le commerce de livres d'occasion a le vent en poupe ces derniers temps. Les librairies en ligne se multiplient, mais le constat est terne. L'environnement littéraire malgache est d'ailleurs. Envahis par ces romans populaires étrangers, on ne lit plus nos romans à nous. Ceux qui parlent de notre réalité, ceux qui permettent de l'élever en concept pour la penser. Ceux qui permettent de ressentir cette réalité dans nos veines, dans nos entrailles. Si bien qu'au final, on ne se pense jamais, on n’est jamais conscient de nous-mêmes, on se contente de vivre au jour le jour, de survivre ou plutôt de « sous-vivre ». Ainsi, la misère du ventre s'étend à l'esprit.

Pour en finir avec cette maladie qui lacère nos âmes de trop d'oublis, un remède unique, lire, lire tout ce que la littérature malgache propose, lire tout ce que la littérature de l'indianocéanie propose, lire tout ce que la littérature africaine propose. De cette manière seulement, et par tous les arts, on se réapproprie notre existence sur ces terres, non pas dans une vision bornée, mais pour se penser, pour se vivre, pour sentir palpiter les plis et replis de notre monde.

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