L’artiste caméléon prête ses couleurs à la couverture du no comment® magazine de ce mois de janvier 2024. En 20 ans dans le milieu du graffiti, AIRJP Tagman prône le respect et la diversité à coup de bombe. Fresques et graffitis dans toute l’Île, l’artiste s’inspire de ses origines pour créer des dessins aux couleurs de la terre qu’il partage et signe à l’image d’un caméléon.
Que représente l’œuvre à la couverture ?
J'ai créé spécialement cette image pour la couverture du no comment®, seulement en quelques jours. On y découvre le motif du caméléon, ma signature de street artiste. J'ai choisi cette signature, car il fait référence au vivant, à la couleur, à Madagascar. Et tout simplement parce que je trouve cet animal fascinant. Je m'y identifie facilement, car mon parcours de vie m'a appris à m'adapter à tout milieu, à d'autres environnements que celui où j'ai grandi, à la culture des autres.
De la bombe à l’art ?
Je fêterai bientôt mes 20 ans de graffiti. J'ai toujours dessiné, depuis mon enfance dans la brousse, quand je gardais les zébus sur les hauts plateau Betsileo.
C'est au lycée que j'ai débuté les fresques de bandes dessinées sur les murs, avec mon ami Do. Après quelques années dans le milieu de la BD à Tana, je me suis vraiment consacré au graffiti. Depuis, j'ai arpenté plusieurs pays grâce à la peinture, participé à de nombreux festivals, peint beaucoup de murs et de toiles. Je ne peux pas vraiment les compter ! Mon blaze, "AIRJP" est tiré de mes initiales, et du "-R" de mon nom transformé en "-Air", comme une respiration. Et "Tagman", c'est ainsi qu'une petite fille m'a appelé dans la rue, alors que je réalisais mon premier graffiti à Ambositra.
Un caméléon aux couleurs vives…
Généralement, ma palette tourne autour d'une gamme de verts, turquoise, ocre et terre ; ce sont les couleurs des hauts plateaux malgaches, que l'on peut trouver à l'état de pigments naturels. J’utilise la bombe et l'acrylique, mais je ne me limite pas non plus à ces deux techniques. Je suis toujours à la recherche de quelque chose d'original, j'essaie d'explorer de nouveaux supports, formats, ou médiums, et de renouveler sans cesse ma pratique artistique. Depuis quelques années, je développe un travail sur la terre crue, un matériau que j'aime particulièrement : naturel et écologique, beaucoup de gens ignorent encore son potentiel, mais qui requiert un minimum de connaissances et de savoir-faire. La terre est un matériau d'avenir, que ce soit dans la construction ou dans n'importe quel domaine artistique.
Tanala (gardien de la forêt)
Une toile qui parle des derniers gardiens de la forêt ou des Tanala à Mada.
Elle est exposée à Paris en ce moment dans le cadre d’une exposition collective représentant les artistes de l’océan Indien « Glisaz »
Et les messages sur les fresques ?
J'ai deux manières de fonctionner : soit je suis dans l'état d'esprit "graffeur", j'arrive sur un mur, je pose mon blaze et donc un caméléon ; soit je prends le temps de créer un tableau, auquel cas je veux que chaque œuvre raconte une histoire. Je m'imprègne d'histoires, j'en entends, j'en collecte, j'en retiens, je fais des recherches et étudie comment raconter ça dans la toile. Comme si la toile était un livre, mais écrit sur une même page. La personne qui la regarde va pouvoir y projeter sa propre histoire, l'interpréter à sa manière. S’il y a un message qui me tienne particulièrement à cœur, une valeur très importante dans ma vie en général, c'est le respect : celui des vivants, des ancêtres, de la nature. On retrouve très souvent dans mon travail la vie quotidienne des petits villages Betsileo, comme celui où j'ai grandi, parce qu'elle incarne vraiment pour moi ce mot « respect » : respect de la terre, du travail de l'autre, de la parole des anciens, de la communauté, des ancêtres.
Zion Expo
Installation et exposition évolutive
Montolieu France.
Et l’art urbain au pays, comment cela se passe ?
L'art est magique. Quand je peins dans les lieux publics par exemple, n’importe où dans ce monde, même si on ne parle pas la même langue, la magie de la peinture fait que l'on rencontre facilement les gens. Il n'y a plus de barrière, de frontière. Et généralement, il y a une certaine reconnaissance de la part des gens. Le fait d'être artiste nous aide à être accepté tel que l'on est. Le défi, c'est de pouvoir peindre ce que l'on veut, où l'on veut, quand on veut. Malheureusement, l'art est toujours considéré comme quelque chose de non-essentiel dans notre société. On a souvent du mal à comprendre le prix d'un tableau par exemple, car on ne pense pas à tout le cheminement qu'il y a derrière : le temps, l'énergie, les moyens investis pour en arriver là, à la création et à l'exposition de son travail. Mais tout n'est pas négatif, l'art urbain prend actuellement une place importante dans le marché de l'art, c'est une énorme reconnaissance à l'égard des artistes de ce milieu.
La Terre Crue « EKOLOGIKART »
Fresque réalisée en terre crue - Madagascar.
Des projets ?
J'ai plusieurs projets en cours, des festivals à venir, une résidence d'artiste en Suisse, quelques expositions, des ateliers aussi : j'interviens dans différents milieux scolaires et carcéraux, dans le cadre de programmes de médiation artistique et culturelle. Dans la liste des projets à venir, il y a mon envie de partager et de développer la connaissance et l'utilisation de la terre crue à Mada. C’est l'un des pays les plus riches au monde, à tout point de vue : ressources naturelles, faune, flore, patrimoine immatériel, musique, etc. C'est tellement dommage de l'exploiter négativement et de le détruire. Faisons quelque chose de beau pour la Grande Île, que nous soyons de passage ou habitants de ce bout de terre.
Installation monumentale de peinture et sonore durant le festival Kromali à St Paul de La Réunion
Propos recueillis par Rova Andriantsileferintsoa
Contact : airjptagman@gmail.com