3 –
La maison où nous logions avait été construite dans le plus pur style malgache. Mais sa taille étonnait : on aurait dit qu’on avait assemblé trois grandes maisons traditionnelles pour n’en faire qu’une.
On nous avait installés à l’étage. Après avoir salué respectueusement les anciens, les enfants s’étaient éparpillés dans les chambres, gagnés par la fatigue.
Maman, elle, était restée un peu en bas, discutant encore avec les aînés, comme pour retarder la nuit.
Quant à moi, j’étais épuisé, mais une douleur vive au niveau du coccyx m’empêchait de trouver le sommeil.
Cette chute m’a vraiment marqué, dis donc, me disais-je en silence.
Au bout d’un moment, cependant, le corps a pris le dessus. La fatigue a eu raison de la douleur, et je me suis endormi d’un seul trait, sans un seul réveil.
Ce n’est qu’au matin, dès que mon esprit a émergé, que la douleur s’est rappelée à moi, aussi vive que la veille. Mon bassin me lançait, et la douleur irradiait jusqu’à mon dos.
C’est alors que mon arrière-grand-mère s’est approchée. Avec un sourire taquin, elle a posé sa main sur mon dos et m’a lancé, sur un ton malicieux :
— Je vois bien que ce n’est pas si grave… tu es juste un peu douillet, non ?
Tout en me taquinant, elle pétrissait doucement mon dos. À un moment, elle appuya sur un point précis : la douleur explosa, aiguë, fulgurante… mais au moment même où elle menaçait de devenir insupportable, elle s’évanouit.
Plus rien. Plus de douleur.
Je ne comprenais pas. Était-ce possible ? Je me suis levé, stupéfait mais soulagé. J’étais guéri.
Comme tout enfant, je n’ai pas réfléchi plus que ça. J’ai aussitôt filé rejoindre mes cousins, ceux qui avaient mon âge. Ils étaient presque tous arrivés — des enfants venus, comme moi, passer quelques jours ici.
Maman m’a retenu juste à temps pour le petit-déjeuner, puis, une fois rassasié, je suis sorti jouer dans la grande cour.
Cette cour — la cour de « grand-mère », même si techniquement c’était la grand-mère de maman — était vaste, ouverte sur le ciel.
Devant la grande maison s’étendait une large fosse carrée, peu profonde, presque comme une ancienne enceinte. Ce n’est que le soir que je compris sa fonction : il s’agissait d’un enclos pour le bétail. Je l’ai compris en voyant les bouviers y faire entrer les zébus.
Le jeune bouvier s’appelait Lemira. Il avait, je crois, une quinzaine d’années. C’est lui qui conduisait les troupeaux dans les pâturages, chaque jour.
Il nous raconta qu’il faisait cela depuis l’enfance.
On l’apercevait depuis la véranda, faisant claquer sa caravache d’un geste net, tandis qu’il sifflait une mélodie grave. Le son du fouet résonnait, ponctué par sa voix. Il ne se gênait pas pour en donner un coup sec aux bêtes les plus lentes.
Nous étions fascinés. Les garçons de mon âge ne pouvaient résister à la tentation d’aller le voir.
On s’approcha donc de l’enclos, curieux de voir comment il allait le refermer. Il était fier de nous montrer ce qu’il savait faire.
— Vous voulez venir avec moi demain, dans les champs ? proposa-t-il. On pourrait même griller des maniocs ou des patates douces.
On était surexcités. Tous, sans exception, avons accepté.
On était trois garçons, venus d’ailleurs. Certains étaient là depuis quatre jours déjà, mais restaient des invités, des « étrangers ».
L’idée d’aller dans les champs était rare, précieuse. On était si enthousiastes qu’on peinait à trouver le sommeil ce soir-là.
4 –
À la tombée du jour, nous nous sommes rassemblés pour le dîner.
La cuisine se trouvait dans une maison à part, attenante aux deux grandes, mais toujours dans le même style traditionnel. Deux autres pièces y étaient accolées.
En entrant, on arrivait dans une grande salle où trônait une nappe massive, posée à même le sol, que les Malgaches appellent lambanana. Autour, de nombreux poufs faisaient office de sièges. C’est là que la famille se réunissait pour manger.
Dans la pièce voisine se trouvait la vraie cuisine. Cinq foyers de bois brûlaient au centre, et au-dessus, des filets de viande séchaient lentement. Certaines étaient presque prêtes à être dégustées, fumées à point.
Presque chaque soir, on en découpait quelques morceaux, qu’on grillait et savourait autour du feu.
Ce soir-là, alors que nous étions tous assis à discuter, Lemira s’adressa aux garçons de son âge :
— Vous ne voulez pas venir avec moi demain garder les bœufs dans les champs ? Franchement, j’y passe toujours un bon moment.
Mais la plupart l’ignorèrent. Ils avaient grandi en ville — à Tana ou à Fianarantsoa — et les activités rurales ne les tentaient guère.
Voyant son insistance, certains finirent par lui répondre poliment qu’ils seraient sûrement trop fatigués pour passer la journée dans les champs.
Lemira, un peu déçu, s’éloigna d’eux et se rapprocha de notre petit groupe. On était trois, absorbés à faire griller notre viande.
À voix basse, un sourire malicieux aux lèvres, il nous dit :
— Et vous ? Vous venez, hein ?
Je répondis d’un ton tranquille, un sourire au coin des lèvres :
— Bien sûr. Mais t’as intérêt à avoir assez de caravaches pour nous. Sinon, ça sert à rien d’y aller.
— T’inquiète, on vous en fabriquera demain. C’est pas compliqué, lança-t-il, sûr de lui.
Soudain, un homme entra. C’était Monsieur Beza. Son regard était grave. Il balaya la pièce des yeux. En croisant son regard, Lemira s’interrompit, figé.
Sans un mot, Beza passa dans la pièce voisine, bientôt suivi par les autres membres de la famille.
On commença à manger. Ce soir-là, on nous servit du sosoa — du riz bien cuit — accompagné de kitoza, cette viande fumée grillée, au goût profond.
On avait eu une part généreuse, mais pas assez pour nos appétits d’enfants. Alors, en douce, on tentait d’en reprendre… jusqu’à ce que Monsieur Beza se mette à nous observer fixement.
Il ne parlait pas, mais son silence en disait long. Il avait une présence qui glaçait. On cessa aussitôt nos petits larcins.
Une fois le repas terminé, alors qu’on se levait, quelques anciens arrivèrent. Cinq personnes environ, très âgées. Parmi elles se trouvait grand-mère Mary, la mère de Beza.
Nous regagnâmes ensuite notre dortoir dans la grande maison. Une fois allongés, le sommeil tardait à venir.
Soudain, un bruit sourd retentit dehors. Une clameur, comme un mélange de pleurs et de prières désespérées.
La chambre où nous dormions était séparée de celle des adultes par une porte, et derrière encore se trouvait la cuisine. C’était de là que venait le vacarme.
Nous nous sommes redressés, inquiets. Lemira, l’aîné d’entre nous, se leva avec prudence et partit voir ce qui se passait. Nous, paralysés par la peur, sommes restés là, à tendre l’oreille.
Il revint un peu plus tard, l’air faussement détaché.
— Allez, rendormez-vous. Demain, on se lève tôt.
— Mais… qu’est-ce qui se passe ? osa demander l’un d’entre nous.
— Rien de grave, répondit calmement Lemira. C’est juste grand-mère Mary. Elle est entrée en transe. Ça lui arrive quand Beza quitte la maison. Elle a toujours peur qu’il lui arrive quelque chose… ou que quelqu’un nous attaque pendant son absence.
Il ajouta, un peu plus bas :
— Ce soir, je vais monter la garde avec l’un des oncles.
Je demandai, intrigué :
— Mais… il est parti où, Monsieur Beza ?
— Il est allé s’isoler, répondit Lemira après un bref silence.
— Allez, assez parlé. On en reparlera demain.
Nous avons obéi et retrouvé nos nattes. Les prières de grand-mère Mary continuaient, comme un murmure ancien qui hantait la nuit. Mais la fatigue fut plus forte que l’inquiétude. Et le sommeil nous prit.